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Le bâtisseur de BRP et de Bombardier inc. Laurent Beaudoin, au musée J. Armand Bombardier – PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE
C’est dans le musée J. Armand Bombardier que Laurent Beaudoin me reçoit. C’est ici que le comptable de formation a appris ses métiers d’industriel et d’entrepreneur, et c’est à partir de Valcourt qu’il a développé une entreprise qui s’est hissée au rang de leader mondial dans trois secteurs d’activité : les produits récréatifs, le matériel de transport et l’aéronautique.
Coïncidence, ma rencontre avec Laurent Beaudoin se déroule aussi la veille de la dernière réunion du conseil d’administration de BRP qu’il présidera, 55 ans après avoir pris les commandes de l’entreprise qui venait d’inventer la motoneige.
« J’ai débuté le 1er mai 1963 à Valcourt comme contrôleur et adjoint de mon beau-père J. Armand Bombardier. Il avait fondé l’entreprise en 1942 en fabriquant la première autoneige. En 1959, il a développé la motoneige et, en 1963, on en a vendu plus de 8000 », se souvient Laurent Beaudoin.
Les débuts du jeune comptable de 25 ans chez Bombardier ont été pour le moins exigeants. Son beau-père lui avait demandé de venir l’épauler parce qu’il voulait racheter la part de ses trois frères avec qui il avait fondé l’entreprise.
Six mois après l’arrivée de Laurent Beaudoin à Valcourt, J. Armand Bombardier tombe gravement malade, frappé par le cancer. Il meurt en février 1964 à l’âge de 57 ans.
« Je suis soudainement devenu responsable de toutes les opérations. Les frères de mon beau-père avaient quitté l’entreprise. Ils étaient respectivement responsables des ventes, de la maintenance et des opérations et là, je devais voir à tout en même temps. J’ai appris sur le tas », se rappelle Laurent Beaudoin.
Lorsqu’il prend en charge les destinées de Bombardier, l’entreprise emploie 700 travailleurs à Valcourt, en plus d’exploiter une usine de pièces en caoutchouc à Kingsbury. L’entreprise réalise un chiffre d’affaires de 10 millions et dégage des bénéfices de 2 millions.
« J’ai été chanceux, j’ai été accepté par tout le monde. Tous les employés de Valcourt ont mis la main à la pâte après la mort de M. Bombardier. Ils avaient à cœur le succès de l’entreprise. »
Laurent Beaudoin
Mais c’est aussi l’année où la motoneige prend réellement son envol comme véhicule dans le marché récréatif.
« De 1964 à 1970, nos ventes ont doublé chaque année pour atteindre un sommet à 212 000 véhicules en 1970. Il fallait répondre à la demande », explique Laurent Beaudoin.
En 1966, on introduit une vraie chaîne de montage à Valcourt. En 1970, Bombardier achète son fabricant de moteurs : Rotax, en Autriche.
Le fabricant de motoneiges emploie alors 4500 personnes dans ses usines de Valcourt, Roxton Falls (fibre de verre), Richmond (composants de plastique), Québec (sièges de motoneige) et 1000 personnes additionnelles en Autriche.
« On s’est intégrés verticalement », souligne l’entrepreneur.
Entrée en Bourse et effondrement du marché
C’est aussi à cette époque que Laurent Beaudoin décide de réaliser la première émission d’actions du groupe en cédant 13 % de son capital-actions pour obtenir 30 millions, ce qui valorisait Bombardier à plus de 200 millions.
« Je voulais avoir plus de flexibilité pour faire fonctionner l’entreprise. Je voulais donner une sécurité financière à la famille et rendre l’entreprise plus indépendante, ne pas avoir à donner des emplois à tout le monde », résume Laurent Beaudoin.
Peu après son entrée en Bourse, Bombardier doit affronter sa première crise majeure lorsque le marché de la motoneige s’effondre dans la foulée de la crise énergétique de 1973, ce qu’on a appelé le premier choc pétrolier.
« En 1973, nos ventes sont subitement tombées de 172 000 véhicules à 70 000. Qu’est-ce que je fais avec tout mon monde ? C’est là qu’on a diversifié nos activités en créant la motocyclette Can-Am. Mais ce n’était pas assez pour compenser la perte de volume », explique Laurent Beaudoin.
Lors d’une conférence, en 1973, il rencontre le maire Drapeau, qui lui suggère de construire les prochaines voitures du métro de Montréal, qui allaient être nécessaires pour prolonger le réseau en vue des Jeux olympiques de 1976.
À la suite d’un feuilleton pour l’obtention du contrat du métro de Montréal, Bombardier l’emporte.
« On avait acheté l’usine de motoneiges Moto-Ski qui avait fait faillite à La Pocatière. On allait fabriquer les bogies à Valcourt et réaliser l’assemblage final des wagons de métro à La Pocatière », rappelle Laurent Beaudoin.
Ç’a été le début de la division Transport de Bombardier. Après le métro de Montréal, il y a eu le contrat du métro de Chicago, puis celui de Mexico et, enfin, le contrat historique du métro de New York, en 1982 : 700 véhicules pour 1 milliard.
En 1986, Laurent Beaudoin poursuit la transformation de Bombardier en réalisant l’acquisition de l’avionneur Canadair, sur le bord de la faillite, qui donnera naissance à Bombardier Aéronautique.
« C’était la troisième patte à notre chaise. On venait de terminer le contrat du métro de New York et on se lançait dans l’aéronautique, un secteur qui m’intéressait depuis le milieu des années 60 et on se lançait dans la fabrication de jets régionaux. Notre division Produits récréatifs se remettait aussi de 10 années difficiles », se souvient l’entrepreneur.
L’occasion en or de Canadair
Laurent Beaudoin ne s’en cache pas, l’acquisition de Canadair a été une chance en or, même si, au départ, il n’était pas du tout désireux de seulement la considérer.
« C’était une société de la Couronne qui perdait de l’argent et qui traînait une dette de 1 milliard en raison des coûts de développement du jet d’affaires Challenger. J’étais en train de négocier l’acquisition de UTC, le fabricant de matériel roulant de Toronto, donc Canadair, ça ne m’intéressait pas du tout », se souvient-il.
Le gouvernement ontarien a finalement préféré Lavalin pour la vente de UTC et Laurent Beaudoin a appris que le gouvernement fédéral allait absorber la dette de 1 milliard de Canadair. Bombardier a sauté sur l’occasion pour en prendre le contrôle.
Trente-trois ans plus tard, la division aéronautique de Bombardier réalise un retour aux sources, puisqu’elle redeviendra bientôt exclusivement un constructeur de jets d’affaires, comme Canadair l’était en 1986.
Les legs de Laurent Beaudoin en quelques chiffres
BRP (Bombardier Produits récréatifs) 12 500 employés répartis dans cinq pays (Canada, États-Unis, Mexique, Finlande, Autriche) 4,5 milliards CAN de revenus (2018) 558 millions CAN de bénéfice d’exploitation (2018)
Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique et Bombardier Transport) 68 000 employés répartis dans 28 pays 16,2 milliards US de revenus (2018) 1 milliard US de bénéfice d’exploitation (2018)
Quatre questions à Laurent Beaudoin
Quel a été le coup le plus dur que vous avez dû encaisser durant vos 56 années à construire Bombardier ?
Celui qui m’a fait vraiment vieillir ? C’est vraiment en 1973, lorsque l’industrie de la motoneige s’est effondrée. En 10 ans, on était passés de deux fabricants de motoneiges en Amérique du Nord à une centaine et il y a eu des dizaines de faillites. J’avais 35 ans et ç’a été très demandant. L’autre coup très dur a été la crise de l’aéronautique de 2001 à 2003, qui nous a forcés à nous restructurer et sortir Produits récréatifs de Bombardier.
Soyons plus positifs maintenant. Le meilleur coup de votre vie d’entrepreneur ?
Il y en a eu beaucoup. J’ai appris mon métier d’industriel et d’entrepreneur ici à Valcourt et j’ai transposé cette expérience par la suite dans le secteur du transport et de l’aéronautique. Ma grande réalisation est d’avoir développé trois secteurs industriels où on a été chefs de file au Canada et dans le monde. Je pense que c’est ma grande réalisation.
À partir de 1963, vous avez mis sur pied des entreprises qui durent dans le temps, même si elles ont dû subir de nombreuses transformations. Comment voyez-vous les jeunes pousses d’aujourd’hui qui brillent, mais qui sont souvent éphémères ?
Moi, ç’a été clair dès le début. Je voulais que Bombardier traverse les générations. On a eu des offres d’achat dans les années 60 et 70 et on les a toujours refusées. C’était pareil dans notre temps, beaucoup d’entreprises ont été vendues parce que leur propriétaire décidait d’encaisser. C’est encore vrai aujourd’hui, mais on dirait que ça va plus vite dans le secteur des technologies.
Enfin, quel conseil donneriez-vous à un jeune entrepreneur ?
Être persévérant. Pour n’importe quelle start-up, il faut compter de quatre à cinq ans avant de savoir quel sera le potentiel à long terme. La persévérance et la patience, c’est payant. Moi, j’ai eu la chance d’être là au bon moment.